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Incandescences                                  

 Par Hassan Wahbi
Regarder la peinture de Hafid Marbou me rend dubitatif car je ne sais pas par quels mots la faire venir ou revenir à l’expérience vivante de ceux qui la reçoivent ou vont la recevoir. Elle impose un étrange et merveilleux silence qu’on a envie de garder mais qu’il faudra oublier un instant, le temps de l’accompagner d’un désir de perception.

 La main du peintre, commencer peut-être par la. C’est là que l’énergie entame sa volonté : la main présente qui pense, la main de l’esprit, la main qui voit. C’est bien à partir de là que se vit la décision gestuelle, où se manifeste la matière des choses, des images, des signes. C’est là où se déploie ce que le peintre donne à imaginer ou à ressentir : le frémissement d’une vision épurée, ce qui reste à voir longtemps après « les effets de réel ». Ce qui se voit, c’est d’autres tensions, d’autres antagonismes, d’autres irruptions, d’autres trajectoires. La peinture reste aujourd’hui indubitablement antagonique. Elle est son propre autre ; elle est face à son devenir, à la permanence de son existence, à l’interrogation sur elle-même.

Dans ce que fait le peintre, on retrouve justement cette mémoire de la main, cette interrogation et la lutte des sens dans l’acte de peindre, sur un fond de gestualité et de fatalité de la matière et des formes de la matière. Non pas dans une tradition passive de la manière « abstraite », mais dans l’exaltation d’une traduction du réel, dans l’obsession et l’omniprésence des espaces expressifs.

Chez Marbou les possibles plastiques se donnent par une sorte de lyrisme gestuel qui passe par deux moments différents : le moment de l’équilibre, le moment du mouvement. Ce double aspect, l’un et l’autre sont tantôt conjoints, tantôt séparés. Soit l’équilibre se cherche, se donne dans l’installation d’espaces fortifiés, en masses, en rocs, en étendues traversées de mouvements. Là, les surfaces sont des volumes avec un ajointement de tracés ou un jeu de fibres resserrant l’espace, le couvrant comme des habits ajourés, des maillages denses, des biffures, des sillons contradictoires créant plusieurs perspectives. On a là des paysages exprimés et non peints ou repris, une sorte de paysage mental qui garde en lui le souvenir de ce qui a été vu, de ce qui a existé.

Ou alors, second aspect, toutes les surfaces ne sont représentées que par des forces de mouvements, d’instabilités, de fragmentation, d’élans tempétueux, de violence même ou d’énergies saccadées ou traversières. Dans cette perspective, le dynamisme des toiles est souvent obtenu par la multitude des lignes fines ou épaisses qui n’appartiennent pas au paysage, à l’arrière site mais à la seconde surface, créant des trajectoires en reliefs fins ne surchargeant pas, gardant leur potentialité, leur légèreté (comme le papier, la poudre de marbre, les pigments, les fils de verre…). Ces éléments qui densifient les surfaces restent des composants picturaux, des éléments créateurs ou solidaires.

Cela donne l’impression que la peinture est depuis longtemps épuisée et qu’il faut retrouver les premiers gestes, l’instinct du savoir et du tracé. Ce qui fait que la peinture recommence à chaque fois, à partir du moment où le peintre se demande comment est-ce encore possible. C’est même d’une certaine manière l’incipit de toute démarche, de toute investigation. Il ne s’agit pas de croire au renouvellement en tant que tel comme unicité ou rupture arrogante, mais d’être un héritier parmi les autres sans savoir ce qu’on est réellement. Le peintre, ici, travaille dans l’ignorance en apprenant à savoir ce qu’il ne sait pas de lui-même.

Pourquoi parler ainsi ?

Parce que justement et réellement Hafid Marbou est dans les commencements et les recommencements, incarnant cette dualité constitutive de l’art contemporain. Il est nécessaire de garder en mémoire cet indéchiffrement des choses, cette dualité. C’est un point de vue décisif parce qu’ils montrent le passage des natures abstraites ou de l’absence des réalités premières à l’expression, à quelque chose d’autre, portant le deuil de la mémoire du figuratif ; ou plutôt il y a une véritable suggestion de la présence dans certaines toiles où on devine des fortifications de la nature, des astres vides, des chemins du réel comme c’est le cas chez Zao Wou-ki. Chez Marbou on sent ce libre arbitre, cette sensibilité, cette exigence, cette nécessité de passage, cette lancinance dans les compositions pour rendre les choses aériennes, dans une sorte de dissipation, d’univers onirique. On y voit des schèmes, des êtres sous les apparences, des formes où sont résorbées les substances réelles, la vibration des lignes, l’étoffe des lumières ou leurs affleurements purs ou leur insistance, leur intensification.

Finalement, pour signifier cette traduction, le peintre rééquilibre la fonction de la couleur. C’est celle-ci qui remplace le monde, le métaphorise soit dans des turbulences, des volumes déchirés ou des densités figées, fossilisées. Car il faut bien le dire lorsque je regarde ces tableaux, je me dis, dans une sorte d’émotion silencieuse, que ce sont des écumes de couleurs, de présences de tons non réduites à des gammes mais s’émancipant en corps, en lieux de clartés, en étendues, en enchevêtrements, en événements formels, en pensées tactiles, en entrelacs de lignes, en nappes de lumières, en nervures mobiles, en zones comblées, en vides épanouis, en explosions, en paysages transfigurés. D’une certaine façon, le peintre dans son travail informel et indéfini est contraint de ressusciter le deuil du réel par la couleur dans ses volumes travaillés, prémédités comme les formes  d’astres ou jetés sur le premier fond de la toile comme force retrouvant  la liberté gestuelle.

En choisissant cette fonction de la couleur, le peintre choisit la voie qui le submerge et envahit ses toiles. En conséquence de ce choix, ce qui se remarque ou qui frappe comme une évidence magnifiante et humaine, c’est l’existence de l’idée de rythme dans les surfaces organisées. Ce rythme, on le voit dans le déploiement des nervures des lignes traversières, de tâches élancées, comme tirées au long de l’espace pictural se créant des distorsions, des déchirements, des primitivités de formes, des vibrations lumineuses.

Le rythme est dans cette modulation de contrastes, de lignes voyageuses, d’escarpements irréels, de « vaporeux magmas colorés qui se dilatent, s’enlèvent, fusent » (Michaux à propos de Zao wou-ki). Lorsque je regarde cela, je pense, j’imagine des réalités étranges, secrètes. Des réalités en tension, en procession, en rumeur d’elles-mêmes, en fourmillements, comme des intrications d’éléments du monde devenu elliptique dans sa forme féerique ou tragique. La plupart des toiles de Marbou sont baignées de ce rythme. Il poursuit cette quête de rythme comme désir d’un autre mouvement des choses, comme souffle primordial, géologique d’avant les naissances. On a l’impression que le peintre tente de ramener ce souffle au premier plan des surfaces, le laisser les marquer d’une mouvance inexorable où les natures, les paysages, les réalités ne sont plus affirmés mais devenant des rémanences, des idées, des filigranes, des métamorphoses. C’est cela la grande affaire du peintre Marbou : l’attention donnée à ce qui va naître, de ce qui n’est pas ou de ce qui n’est plus, ce qui se dissipe après avoir été ; ce qui va prendre forme dans des paysages indéfinis ; ce qu’il faudra percevoir dans le vide et la faillite des choses.

Percevoir quoi ? L’étrangeté des choses devenues lambeaux, fragments, coulées de couleurs, intensités brutes, figures échevelées, amarres rompues, vestiges du visible, disséminations de l’identité des choses, incandescences extrêmes.

A cette façon de travailler du peintre correspond une manière d’être, un style d’existence, une parole moindre. Dans la famille des peintres, il en est de discrets, peu intéressés par l’auto-proclamation ; ils préfèrent la solidité du travail, l’inventivité, le devenir, comme justement Hafid Marbou qui fait voir combien demeurent ouvertes, lancinantes, les interrogations sur les possibles de la peinture, combien est nécessaire que les ressources restent dans la constance discrète de la vie, transformée en atelier vivant, et la constance des choses du monde transformées en multiples variations, en objets de pulsions, de mystères, en grands silences, en poudroiements d’images, en flux de sens. C’est pour cela que pour lui, peindre n’est pas gicler des tubes ou des matières comme légitimités de l’abstraction facile ou mimétique, mais une histoire de passion visuelle, de peinture méditée ; bref, une autre échelle de la différence des choses, de la vérité tremblée, de l’épreuve d’entrevoir cet autre chose suspendu entre le perceptible et le non perceptible, entre la vie et le néant, entre la lumière et l’absence. C’est bien là que s’ouvre le désir de voir non de la peinture mais la mémoire aveugle du monde.
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Les enjeux mémoriels de la matière

A première vue, on s’accroche ; et on désire immédiatement entrer dans l’intimité de l’œuvre et de la vision qui la précède. On hésite, un instant rebuté, mais en même temps on est attiré, forcément. C’est que l’éblouissement et l’émerveillement que procurent les nouvelles toiles de Hafid Marbou apporte leur lot de fraîcheur et d’énigmes. En réduisant la distance du regard, en se penchant de plus près, on a la chance d’écouter et de dialoguer un peu plus « jouissivement » avec un univers unique.

Par rapport à ses travaux antérieurs, il semblerait que la peinture de Marbou ait pris aujourd’hui un tournant crucial. Elle s’est dégagée en douce d’un œil et d’un geste trop limitatifs/imitatifs pour recouvrer une liberté de ton et de langage. L’articulation principale en est cette utilisation massive et novatrice de matériaux hétéroclites. Ce qui n’est nullement aléatoire ; car il est supposé qu’un travail de recherche, de réflexion et de préméditation ait été entrepris sur la base d’une autoréférence consciente et pertinente. Un retour sur soi que les œuvres d’ici mettent à l’honneur efficacement.

D’abord, Marbou semble avoir revu sa palette. A partir, semble-t-il, d’une négociation sereine avec la couleur, la lumière et, surtout, les matières. Ensuite, il se serait débarrassé du brouillage visuel qui empêche d’observer et qui altère le visu-vécu de manière corrompue. Enfin, il promet – par ses œuvres – de questionner davantage la complexité structurelle de la valeur mémorielle d’une enfance toujours présente  et de s’interroger in situ sur le devenir de l’objet mémoriel. L’art est bien capable de cela ; notamment en complexifiant les structures et en puisant dans les lieux-temporels des naissances.

Quant aux influences, Hafid  Marbou dit être redevable à De Vinci et à Anselm Kiefer, entre autres. Ce que Léonard applique au corps et à l’espace, il essaie, lui, de l’appliquer à une parcelle de sol boueux, gravée dans sa mémoire. Une vue microscopique et anatomique sur le réel de naguère, et qui s’ouvre sur les possibilités d’un relatif abstrait pictural. Celui-là même qui cherche à faire voir ce qui se cache derrière les apparences. Dans ce sens, la nature visualisable ne serait pas complète, ni parfaite. Elle n’est ni finie, ni finalisée ; il lui manque le geste… artistique, qui, selon lui, consiste à mettre la main à la pâte, au sens littéral du mot…

Ainsi, Marbou revisite les enfances. Celles de l’originel et du présent. Il ne jure que par son rapport viscéral à la Nature. Notre nature à tous, en somme. Mais, chez lui, les choses sont plus « ombiliquées ». Il appelle cela le « traitement des matériaux » inscrits dans les espaces du jeu. Ce qui est un enjeu hautement significatif et déterminant. Il pense avoir intégré, en quelque sorte, les matériaux dans son monde intérieur, depuis, par exemple, le jeu organique de la glaise. Par son acte pictural, il chercherait à célébrer cette communion et à éviter les faux-semblants.

 

Abderrahmane Ajbour

Université d’El Jadida